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L'état d'impuissance

La société française vit une mutation profonde engagée depuis 40 ans. L'Etat stratège des années 70, patiemment construit dans l'après-guerre, a été rendu impuissant par une succession de choix politiques qui ont ébranlé non seulement le compromis social des années 60-70 mais également les principes républicains qui fondaient la société française depuis le milieu du XXème siècle.

Le tournant politique engagé en France en 1983 a conduit, peu à peu, à ne plus procéder au rééquilibrage collectif des choix individuels. Le cumul de ces micros décisions a entraîné un fort accroissement des inégalités et la fragmentation sociale et culturelle du pays.

L’évincement des classes populaires, non seulement de tous les leviers de pouvoir mais également des représentations collectives, est désormais réalisé. Dissoutes dans le vaste ensemble hétérogène des classes moyennes ou réduites au sous ensemble des populations pauvres à ascendance migratoire, les classes populaires ont cessé d’être le cœur battant de la politique nationale. Alors même que celles-ci comprennent la majorité des citoyens.

Lutter contre ces tendances lourdes ne sera pas facile. C'est pourtant indispensable si nous souhaitons échapper à la montée des tensions qu'elles portent en elles.

La mort du compromis social des trente glorieuses

L’Etat a toujours été l’instrument du pouvoir politique en place. Historiquement, celui-ci a d’abord été fortement dissocié du pouvoir économique et notamment financier. Cette dissociation se traduisait par des statuts inférieurs accordés aux différentes castes des producteurs, marchands et financiers[1] et une défiance générale qui pouvait tourner au conflit brutal[2]. La révolution française a permis au pouvoir économique d’annexer le pouvoir politique par le biais du soulèvement populaire. Il s’assure ensuite avec la révolution industrielle une capacité d’actions sans précédent. Ce premier capitalisme est profondément inégalitaire. Ni l’Etat, ni les forces sociales ne sont en mesure de contrebalancer la politique très agressive des possédants. La montée en puissance des mouvements socialistes au XIXème siècle conduit la bourgeoisie à accepter des politiques de réduction des inégalités sociales. Les ouvriers peuvent alors s’organiser en syndicats puissants qui deviennent de véritables interlocuteurs du patronat. Par ailleurs, le développement des marchés des biens de consommation nécessite des ouvriers plus qualifiés et disposant d’un pouvoir d’achat suffisant. Le salaire n’est plus alors uniquement un coût de production. Il est également un vecteur de progression des ventes futures.

La structure même du compromis fordiste historique est en place. Les employés/ ouvriers sont organisés dans des grands statuts homogènes. L’Etat endosse alors un nouveau rôle, il est chargé d’intervenir pour garantir un niveau élevé de protection sociale et pour réguler les relations employés / employeurs. Il est également un stratège économique avec la volonté de pallier les limites du marché pour constituer une ossature industrielle robuste, adossée à la puissance de l’Etat et servant ses intérêts.

C’est l’époque de la croissance autoentretenue de la consommation de masse et de la production standardisée, dite du compromis fordien : les travailleurs acceptent des conditions de travail difficiles en contrepartie de hausses substantielles de salaires.


La fin des années 70 voit la remise en cause totale du compromis fordiste pour trois raisons essentielles.

La saturation des marchés de biens de consommation standardisés conduit à un accroissement de la concurrence et à une adaptation de la production par différenciation des produits visant à constituer des marchés de niches. Cette génération de gammes différenciées ouvre la porte à la fragmentation de la demande, des modalités de production et en conséquence du statut des employés / ouvriers.

La montée en puissance des économies du tiers monde entraîne la délocalisation progressive des industries. Les économies développées se recentrant sur les secteurs à fortes technologies et sur les services[3]. Ce transfert conduit à une modification profonde de l’architecture sociale, avec le déclin notamment du monde ouvrier (et donc de ses organisations sociales) et la montée en puissance des salariés/employés peu ou mal organisés, avec des statuts très variés.

Enfin, géopolitiquement, l’épuisement du modèle socialiste fait disparaître la menace de déstabilisation du capitalisme qui apparaît comme le seul système efficace.


Toutes les réformes engagées à partir des années 80 visent à abattre ce compromis historique et à ouvrir une nouvelle ère, marquée par la mondialisation des échanges et l’affaiblissement des politiques nationales au profit de régulations économiques mondialisées ou régionalisées fortement influencée par la doxa néo-libérale.[4]


Dans tous les pays, l’économie se financiarise et le capital devient international. La libéralisation et la déréglementation des marchés financiers et du crédit, la privatisation des grandes entreprises publiques et du patrimoine national permettent à la classe dominante, celle qui cumule les dotations culturelles, financières et patrimoniales les plus élevées, de s’enrichir très largement. Cet enrichissement est encore accru par la mise en œuvre de politiques fiscales très favorables au capital et aux hauts revenus : baisses d’impôts sur les bénéfices ou sur les tranches élevées de l’impôt sur le revenu, allégement des charges sociales pour les bas salaires. L’ensemble de ces politiques réduit les recettes de l’Etat et externalise une partie des coûts historiquement assumés par les entreprises sur l’ensemble de la communauté.



Les grandes entreprises deviennent transnationales, rendant caduque la stratégie industrielle française, patiemment construite sous De Gaulle. Peu à peu, le pouvoir de ces entreprises gigantesques va l’emporter sur celui des Etats au point non seulement de gérer leur activité indépendamment de l’intérêt des territoires sur lesquels elles l’exercent, mais également d’imposer des règles économiques, sociales et fiscales très favorables.

La signature des traités européens ne fait que formaliser cet état de fait. La politique d’inspiration libérale n’est plus un choix citoyen. Elle est inscrite dans le marbre des traités, plus inamovible et invariante que l’alternance des saisons. La montée en puissance des agences de notation finalise le processus. Les politiques d’inspiration libérale, constantes depuis 40 ans, ne peuvent plus être remises en cause, quoi qu’il en soit de la volonté populaire.

Les dramatiques effets de recomposition des « libres » choix individuels

Une société peut être vue comme la résultante des choix individuels opérés par chacun des acteurs qui la composent. L’Etat fixant la limite des choix autorisés et en régule les conséquences. Ces choix portent sur l’habitat, le milieu social fréquenté, les formations initiales et continues, l’accroissement des dotations culturelles, les stratégies économiques (emplois, épargne, …). Ces choix sont évidemment fortement contraints par les dotations initiales (à la fois personnelles, familiales et collectives) des acteurs et par leurs capacités propres.

Pendant les Trente Glorieuses, les choix des classes sociales les plus dominantes étaient contraints et leurs effets compensés par l’action régulatrice de l’Etat. La politique sociale et fiscale permettait de relativiser l’importance des dotations initiales en homogénéisant notamment les dotations collectives, via des politiques d’enseignement et de culture de bon niveau.

Le tournant politique des années 80 a permis à la classe dominante non seulement d’élargir l’ensemble de ses choix possibles (par la dérégulation des marchés et l’assouplissement des règles sociales et économiques) mais également de phagocyter la quasi intégralité du pouvoir politique et culturel, assurant ainsi la reproduction de la politique libérale. Alors que les employés et les ouvriers représentent la moitié de la population active, seul 2 % des députés proviennent de leurs rangs. A l’inverse, les cadres et professions intellectuelles supérieures captent près de 85 % de l’ensemble[5].

En quelques décennies, la classe dominante a privé l’Etat de son pouvoir monétaire, fortement contraint ses possibilités budgétaires et réduit à néant sa capacité stratégique économique. Le slogan « Tous entrepreneurs » résume parfaitement cette évolution. L’Etat n’ayant plus de légitimité économique, c’est désormais au citoyen lui-même de fonder son propre emploi, de préférence sous un statut qui minimise les prélèvements sociaux et donc les possibilités de régulation de l’Etat.

Les dotations initiales collectives fournies par l’Etat étant profondément amoindries (notamment la qualité de l’enseignement), les dotations individuelles prennent toutes leurs mesures et les choix personnels conduisent à une segmentation de l’espace et à l’évitement social.


Les classes supérieures se regroupent dans les meilleurs quartiers, les meilleurs écoles et adoptent les mêmes trajectoires professionnelles. En trente ans, les effectifs issus des classes populaires à l’ENS, Polytechnique, HEC et l’ENA sont passés de 21 à 8 %.[6]


Le tableau ci-joint[7] résume cette tendance à l’évitement social. Les cadres supérieurs et moyens cohabitent entre eux et peu avec les ouvriers et les employés.




La somme de ces choix individuels, désormais peu encadrés, conduit mécaniquement à un accroissement des inégalités sociales. Entre 2002 et 2012, le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches s’est accru de 11,8 % alors que celle des 10 % les plus pauvres a baissé de 6,2 %.

Cette tendance s’est accrue depuis. Du temps des progrès sociaux inégalement partagés, nous sommes passés à un régime au sein duquel les différentes catégories sociales s’éloignent les unes des autres.





Nous vivons également le temps d’une immigration massive et de l’évitement culturel. La croissance de l’immigration[8], alors même que le chômage de masse ne cesse de croître, n’a qu’une finalité. Fournir une main d’œuvre très bon marché pour les services devenus la partie ultra dominante de l’activité économique en France. Le vivre ensemble tant vanté par les classes supérieures est une chimère. Leurs choix personnels les conduisent systématiquement dans l’évitement de ces populations. Les CSP + mettent leur enfants dans des classes ou la mixité culturelle et sociale est très faible et vivent dans des quartiers où seuls les femmes de ménages et les ouvriers du bâtiment représentent la diversité. Les populations à ascendance migratoire les plus pauvres sont concentrées dans les banlieues des grands centres urbains. Cette séparation dans l’espace de populations de cultures et de niveaux sociaux différents est également visible au sein d’une ville. Le cas de Grigny et de ses trois quartiers, Village, Grigny 2 et la Grande Borne, illustre les effets ravageurs de cet état de fait[9].

La capacité d’ascension sociale de ces populations, généralement les plus démunies en dotations culturelles (au regard de celles attendues dans une société ultra compétitive et à haut niveau technologique. Il ne s’agit pas d’une appréciation personnelle de la qualité individuelle des personnes concernées) est très faible. De ce fait, le repli identitaire est de plus en plus marqué[10].

La croissance continue de cette immigration, aggravée par la crise des réfugiés, conduit à une dissémination de ces populations d’une part dans les communes limitrophes (hors les communes les plus riches) et dans les zones de la France Périphérique[11] .

De nombreuses études ont mis en évidence la relation fondamentale qui relie la fragmentation culturelle d’une société et la baisse des dépenses sociales. Plus les communautés de populations sont culturellement disjointes, moins les dépenses sociales sont élevées. Aux Etats-Unis, les villes où les prestations sociales sont les plus faibles sont celles où les distances culturelles entre communautés sont les plus importantes[12]. Dans une société multiculturelle, la solidarité collective se restreint le plus souvent aux frontières de chaque communauté.


Nous vivons enfin le temps de l’Etat impotent et impuissant. Alors même que sa capacité de régulation sociale et d’action stratégique a été fortement réduite, le poids de l’Etat apparaît de plus en plus lourd, mesuré au nombre des fonctionnaires et au taux de prélèvements sociaux. Ce paradoxe apparent tient à trois raisons.

Sans doute en mémoire de ce qu’il fut et du consensus social qui fit la grandeur de la France, l’Etat se soucie encore de réduire les effets destructeurs des inégalités que la politique libérale engendre. Cette action curative est systématiquement dénoncée comme inutile et économiquement insupportable. L’explosion des inégalités, la réduction drastique des recettes consécutives aux politiques fiscales mises en œuvre, la braderie du patrimoine national[13] ont conduit mécaniquement à des situations budgétaires inextricables et à la baisse tendancielle des transferts unitaires, diminution masquée en volume par l’explosion des ayants droits.

La montée en puissance des grandes concentrations urbaines, complexes à gérer, mobilise un nombre très conséquent de fonctionnaires (et d’élus). Le Grand Paris illustre parfaitement ce cas.

Enfin la Fonction Publique, notamment territoriale, constitue dans beaucoup de lieux de la France Périphérique, l’employeur pivot. La multiplication puis le maintien de ces emplois joue un rôle essentiel dans l’équilibre économique et la survie sociale de ces régions. Ce n’est que la contrepartie de l’abandon du rôle stratégique de l’Etat.

Les classes dominantes et supérieures se plaignent très régulièrement de l’obésité de l’Etat, de son coût insupportable, payé par elles-mêmes. Elles ne voient pas ou refusent de le faire que cette atrophie publique n’est que la conséquence des politiques qu’elles ont mises en œuvre ou appuyées.





Le tournant politique du début des années 80 a généré les tendances lourdes[14] décrites ci-dessus. Ces dernières ne sont pas facilement réversibles. Elles conduisent mécaniquement à un accroissement des tensions entre classes sociales et groupes culturels et une incapacité de l’Etat à les réguler.

Pour éviter les conséquences potentiellement dramatiques de ces tensions, il serait nécessaire d’engendrer de nouvelles tendances lourdes qui viendraient contrebalancer les effets de celles existantes. Ces nouvelles tendances lourdes à inventer devraient également renforcer les vertus d’Antifragilité de la société[15].

Il est indispensable de revenir à une représentation politique plus équilibrée des classes sociales. Il est tout à fait remarquable de noter que si l’égalité des genres et la représentation des minorités ont fait l’objet de nombreux rapports et d’évolutions réglementaires, la disparition des classes populaires de la représentation politique s’est faite sans bruit. Et pourtant. Les intérêts d’une femme de la classe populaire seront toujours mieux représentés par un homme de la même classe sociale que par une femme issue de la bourgeoisie. Je reste également persuadé que seule une nouvelle vision politique de la société, plus juste, moins inégalitaire serait à même de contrebalancer la vision communautarisée de rupture avec les valeurs de la France du XXième qui se développe actuellement.

Les classes populaires de la France périphérique sont contraintes à la sédentarisation du fait de leur faiblesse de revenu et de patrimoine, du coût de la vie dans les centres économiques les plus dynamiques et de la concentration des populations à ascendance migratoire dans les banlieues peu onéreuses de ces mêmes centres. Dans une optique Antifragile, il est intéressant de transformer ce handicap en avantage.

Par exemple, un développement économique, plus localisé, en circuit court, privilégiant les marchés et les innovations vertes et durables, centrées sur les régions de la France périphérique pourrait avantageusement compléter le dynamisme économique des grandes métropoles, plus centré sur les innovations technologiques de la révolution numérique et les services.


Il serait utile que ces constats factuels éclairent les débats afin que puisse s’engager une évolution pérenne de la société, loin du seul ajustement à la marge des normes politiques et sociales appliquées depuis 40 ans. Nous devons faire preuve d’ambition et d’optimisme, faire le choix de la réconciliation des classes sociales et des groupes culturels, ne pas avoir peur de tester de nouvelles orientations. Il faut laisser se conduire des expérimentations sociales, même si elles paraissent a priori, sans intérêt ou iconoclastes. C’est le principe de l’Antifragilité et c’est sans doute la seule façon d’échapper aux conséquences des tendances lourdes.



Notes et références

[1] On retrouve ces statuts différenciés dans presque toutes les civilisations, y compris précolombiennes

[2] L’attaque de Philippe le Bel contre les templiers illustre à mon sens cette défiance et la brutalité du pouvoir politique envers le pouvoir économique et notamment financier. Ce conflit entre Etat et institutions financières a duré tout le moyen âge.

[3] La concurrence entre pays développés pour les marchés des pays émergents conduit également à des transferts de technologies de plus en plus pointues. De ce fait, les pays développés sont désormais en concurrence avec les pays émergents sur des segments de marchés de plus en plus importants.

[4] La politique du FMI dite du compromis de Washington, à base d’austérité sociale et de privatisation en est une des illustrations dramatiques pour les pays en voie de développement.

[5] Les députés de 2012 : quelle diversité ? - Les Notes de recherche - Cevipof, juillet 2012.

[6] Cf. Le recrutement social de l’élite scolaire en France, Michel Euriat et Claude Thélot, Revue française de sociologie

[7] Inégalités géographiques de revenu en France métropolitaine, M@ppemonde, revue n°116

[8] Cf. mon article la crise identitaire pour plus de données sur l’évolution de cette immigration sur les quarante dernières années.

[10] Cf. en particulier mon article sur le conflit des ordres imaginaires pour comprendre l’impact de la révolution numérique sur le renforcement des identités collectives culturelles ou religieuses.

[11] La France Périphérique, Christophe Guilluy

12] https://www.cairn.info/revue-horizons-strategiques-2006-2-page-48.htm

[13] La vente des autoroutes constitue un des cas les plus typiques d’une action politiques conduites par les représentants de la classe dominante au service de celle-ci et au détriment de la collectivité.

[14] Cf. mon article sur la gestion intégrée du risque pour plus de définition de concepts

[15] L’Antifragilité est définie dans mon article de la gestion intégrée du risque.


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