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Le choc de société

Nous assistons à l’émergence d’un choc de société, bien différent de celui des civilisations qu’Huntington avait prévu ou que ses thuriféraires ou détracteurs avaient interprété.

Cet affrontement est en cours aux USA et il est déjà présent en filigrane en Europe et peut être même symbolisé par le duel annoncé pour le second tour de l’élection présidentielle française entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron.

Ce choc est celui de la confrontation entre la combinaison du libéralisme et de la révolution numérique d’une part et le populisme de l’autre. Ou pour le dire d’une façon différente, entre le renforcement des ordres imaginaires[1] qui ont régulé les sociétés humaines depuis la nuit des temps et l’adieu à Sapiens que portent les grands multinationales du numérique.


Ce choc sera frontal, mais ne se terminera sans doute pas par un KO. Le libéralisme ayant démontré son extraordinaire plasticité, il est probable qu’il finisse en un compromis dont les formes sont inconnues à ce stade. A moins évidemment, que les dramatiques conséquences des politiques menées depuis 40 ans sur la planète et les sociétés ne mettent tout le monde d’accord, pour le pire. Notre incroyable indifférence envers celles-ci fera peut-être l’objet d’études sociologiques passionnantes par la suite, s’il demeure des humains et des ressources pour les conduire.

La sixième extinction massive des espèces est en cours, par notre faute, et ses conséquences sont incalculables pour notre survie[2]. En pathétique réponse, les communautés économiques et scientifiques se félicitent de l’arrivée prochaine de micro drones pollinisateurs pour remplacer nos ex infatigables travailleuses de la ruche, désormais défaillantes.[3]

Près de 50000 personnes meurt en France de pollution chaque année, dans une indifférence totale qui n'entraîne aucun changement de paradigme, à peine quelques lignes ou couplets dans les programmes politiques[4].

Ce choc prévisible est une source de Cygnes Noirs sans grand équivalent dans l’histoire moderne. Il tire sa particularité de l’alchimie unique née de la rencontre entre la vieille idéologie libérale et la révolution numérique.

La disruption au service de la domination oligopolistique

La révolution numérique est étroitement associée à la disruption. La disruption est un phénomène de rupture collectif, qui entraîne un changement social ou sociétal majeur dont les effets sur le moyen terme ne sont pas facilement prévisibles.

Le terme disruption avait initialement une connotation très négative, associée aux perturbations voire aux catastrophes. Disruption provient du latin disrumpere signifiant briser, rompre en morceaux. Ce n’est qu’à la fin du XXème siècle que la notion de disruption ou d’innovation de rupture, opposée à l'innovation incrémentale, acquiert un sens plus positif [5], même si ses effets anticipés sont redoutés, popularisés sous le terme générique d’Ubérisation.


La disruption est portée en économie par certaines Start-up[6] ou par les entreprises technologiques, les GAFAM[7] et les autres, grâce à l’absorption de ces start-up innovantes ou par duplication de leur mode de fonctionnement au sein d’entités autonomes.

Le succès de ces entreprises ne repose pas uniquement sur des ruptures technologiques mais sur une évolution sociologique latente et historique qu’elles renforcent et réorientent du fait de leur succès et de la généralisation d’Internet (BlaBlaCar, Airbnb, Tesla …).

Ce vieil air du temps sociologique est celui de l’autonomie et du partage au sein de petites structures autonomes, plus souples au regard des règles structurantes, explicites ou implicites, qui régulaient les relations personnelles. Il est le vieil enfant de la révolution scientifique et des désillusions du scientisme[8].



L’objectif de ces entreprises est d’atteindre une situation oligopolistique stable sur le long terme en promouvant le même modèle sociétal où in fine toute la vie sociale voire intime de chacun s’organiserait et se régulerait autour de plateformes d’échanges.

Ces entreprises ne sont pas socialement neutres. Elles promeuvent un projet de société implicite, organisé autour du libéralisme libertaire et de la dépendance de chacun à la technologie et à l’information.

Le libéralisme économique est évidemment une condition sine qua non de leur développement, du moins tant qu’il demeure des marchés à explorer, des freins règlementaires ou d’autre nature à desserrer. Une fois ce stade atteint, elles se battront sans doute pour bâtir des barrières protectrices à l’entrée, bien loin du dogme économique dont elles sont actuellement les défenseurs vigilants.

Dans le monde numérique, le plus sûr moyen d’ériger un monopole est de s’appuyer sur une infrastructure capable de s’étendre et dont la puissance augmente à chaque utilisateur connecté. Une infrastructure qui inscrit chacun dans un mode de relations hyper-personnalisées à grande échelle, mais reposant sur des principes communs pour tous. Dans ce monde libéral, chacun est libre à condition de faire peu ou prou la même chose par les mêmes canaux.


Ces groupes sont également « naturellement » libertaires au sens où les principes établis, les coutumes, les traditions, propres aux ordres imaginaires sont une cible à détruire s’ils ne peuvent être récupérés par le modèle. Cette récupération fonctionne largement (les différences folkloriques sont valorisées pour masquer l’homogénéisation du tout) et tout ce qui ne peut pas l’être est réduit à la marginalité ou à la condamnation pour déni de civilisation. C’est pourquoi, les réactions identitaires sont considérées comme le produit frelaté de cerveaux mal irrigués par les bienfaits de nos sociétés d’ouverture. De même, les dramatiques crimes djihadistes ne peuvent être que le fruit vénéneux d’esprits relevant de la psychiatrie.

Par leur pérennité inhérente, les ordres imaginaires s’opposent à l’homogénéisation latente de tous. Ils maintiennent la fragmentation de l’espace des sociétés humaines et la diversité des interactions entre les groupes sociaux.


Pour atteindre pleinement son objectif, l’infrastructure numérique déployée par les entreprises des nouvelles technologies doit être au cœur ou en résonnance avec tous les réseaux virtuels (sites web, réseaux sociaux, applications mobiles) et physiques (partis, collectifs de travail ou sociaux, etc.).

C’est pourquoi, la diffusion technologique est essentielle pour leur succès, diffusion qui va bien au-delà du développement d’interfaces de communication et d’échanges de plus en plus simples et souples (les smartphones, notamment).

Ces sociétés poussent et investissent dans les domaines de recherches qui visent à fondre et confondre l’homme avec la machine, en tout lieu (la maison intelligente, la voiture autonome, etc.), sur lui (les vêtements intelligents) ou même en lui (organes artificiels et connectés, puces RFID etc.).

L’ère des désordres et du vide

Le libéralisme libertaire existait avant Internet et la montée en puissance des GAFAM. Toutefois, avec leur prédominance, il prend désormais une autre dimension, du fait de l’ambition totale, explicite et implicite, portée par l’action de ces entités. Plus puissantes que bon nombre d’Etats, en échange permanent potentiellement avec chacun d’entre nous à tout instant de la vie, disposant de moyens colossaux d’influence, portées par une technologie de plus en plus prégnante au quotidien, elles sont une singularité démocratique inédite, de fait profondément ignorée voire niée par la classe politique traditionnelle.


La globalisation des échanges économiques et du modèle libéral a montré ses limites et ses terribles effets à la fois pour la survie écologique du monde et pour l’intégrité de chacune des sociétés qui le compose, avec notamment la montée des inégalités sociales. Ces dernières fragilisent les pactes sociaux qui cimentent les sociétés[9].

La globalisation du libéralisme économique a eu également pour effet de dissoudre la régulation de l’ordre social, organisé jusqu’alors autour de milieux professionnels relativement stables associés à une réelle possibilité d’ascension sociale.

L’éclatement des ordres sociaux, la diversité des statuts professionnels possibles, la fragilité des trajectoires soumises de plus en plus au risque de la précarité, l’étanchéité dressée entre les différents groupes sociaux contribuent à dissoudre la communauté de destin qui a fait notre société depuis au moins la révolution française.

La globalisation est également celle des flux humains qui ont bouleversé la structure et la composition démographique des pays développés. Aucune société dans l’histoire n’a connu, en temps de paix (pour les pays occidentaux), une évolution démographique aussi marquante sur un temps court. Que ce soit aux USA, en Angleterre, en France, et de façon plus récente en Allemagne, cette évolution, même si elle revêt des caractères différents pour chacune d’entre-elles, accélère fortement l’hétérogénéité culturelle de chaque société, favorisant ainsi paradoxalement le projet libéral-libertaire qui offre un modèle minimal d’échanges communs.


Les sociétés occidentales modernes font donc face à un défi d’hétérogénéité inédit, alors même que les politiques menées depuis 40 ans en Europe occidentale ont conduit à se défaire des attributs de la souveraineté au profit d’une idéologie qui génère les effets que nos sociétés devraient combattre pour maintenir leur cohérence.

Ce défaut de souveraineté a généralisé la pratique de la politique du vide et du neutre où les slogans et les programmes comptent d’autant moins que les questions de fond posées par les tendances lourdes décrites ci-dessus ne sont jamais posées. Si leurs conséquences sont évoquées (il est de plus en plus difficile de les masquer), elles apparaissent comme une fatalité à l’origine jamais sondée, bien moins grave qu’un accroissement de la dette publique.

Les réponses populistes

La montée des votes « populistes » malgré leur extraordinaire diversité témoigne de la forte résistance à ce mouvement global qui s’est approprié les notions de progrès et de liberté. Le populisme, quelle que soit sa forme, est une tentative de réponse à cette ère du vide.

Les tentations populistes sont profondément marquées par les caractéristiques propres à chaque pays, à son histoire, ce qui ne leur permet pas de visualiser la dimension commune du problème et ses possibilités collectives de résolution.

Cette réponse politique à l’idéologie dominante ne prend pas plus en compte les tendances lourdes et leurs conséquences. Elles se focalisent pour l’essentiel sur tel ou tel phénomènes visibles qu’elles ont engendrés, prenant souvent un effet pour la cause.

Même si la presse paresseuse les compare souvent, il est difficile par exemple d’associer le programme politique de Trump à celui de Marine Le Pen, au-delà de leur focalisation sur les conséquences des flux humains issus d’une certaine immigration.


Le populisme fait appel à un peuple d’autant plus imaginaire qu’il n’est jamais réellement défini. Pour celui qui porte le discours, il semble aller de soi, comme s’il incarnait une réalité intangible et immanente.

Ce qui permet ainsi, pour un même pays, d’avoir plusieurs partis ou hommes politiques inspirés par le populisme et portant une vision très différente de la société.

Le populisme peut être ainsi libéral en économie et profondément conservateur culturellement et socialement. Mais également être anti libéral et plus ouvert sur les questions de société.

Cette hétérogénéité des pensées populistes est une faiblesse d’autant plus forte que ses premières manifestations concrètes, portées par Donald Trump aux USA, réagrégent les positions des défenseurs du modèle libéral-libertaire.


Cette hétérogénéité est très frappante dans l’élection présidentielle française. Les discours de plusieurs candidats sont nettement populistes même si tous ne l'affirment pas.

Marine Le Pen et Nicolas Dupont Aignan n’ont aucun mal à revendiquer cette fibre populiste. Ils opposent les vertus et le bon sens du Peuple à l’oligarchie ou l’élite, qui n’en ferait donc pas partie, et aux immigrés qui en menaceraient l’intégrité.

La politique des Républicains n’avait au départ rien de populiste, même si une frange du parti est ouvertement proche des positions de Marine le Pen ou de Nicolas Dupont-Aignan.

François Fillon, du fait de sa position initiale de challenger dans la primaire, puis par l’effet dévastateur des affaires, a de plus en plus orienté sa campagne vers l’appel à un certain peuple, très marqué culturellement et socialement. Tactique désespérée ou conviction plus profonde, de plus en plus loin de son image initiale de père la rigueur triste, il se présente désormais comme le héraut de valeurs traditionnelles. Il en appelle au peuple militant pour rejeter la mainmise du « système » dont Macron, considéré comme le fils illégitime de François Hollande, serait le symbole.

Jean Luc Mélenchon est bien souvent identifié comme populiste. Ses qualités de tribun, sa verve contre le système, son souhait d’une insurrection politique poussent en effet à cette association.

Toutefois, le leadeur de la France insoumise ne fait pas appel à un peuple imaginaire dont il faudrait défendre des valeurs qui auraient fait la grandeur de la nation. Son discours actuel (assez infléchi par rapport à celui de 2012) est même, peut-être, le plus universel de tous les candidats. Il inscrit en effet les urgences mondiales (l’urgence écologique, notamment) en tête de ses préoccupations électorales.


Le Brexit et l’élection de Donald Trump ont donné l’illusion que les tendances populistes ne pouvaient que nécessairement s’imposer. Pourtant rien n’est moins sûr.


Par sa nature même et le fait qu’elle ne prend pas en compte la réalité des tendances lourdes qui désorganisent le monde, la réponse populiste est profondément divisée.

A contrario, face aux désordres de plus en plus forts engendrés par le modèle dominant, ses défenseurs ont choisi, dès que cela est nécessaire, la voie de l’alliance pragmatique entre des partis jusqu’alors facialement opposés. Les gouvernements de coalition sont ainsi de plus en plus fréquents en Europe. Il est possible de voir En Marche ! comme la tentative non pas d’unir deux composantes instables (LR et le Parti Socialiste) mais de les dépasser dans un ensemble recomposé regroupant leurs parts centrales.


La configuration particulière de l’élection américaine (et plus encore d’un référendum) qui oppose uniquement deux composantes a permis de surmonter la division propre à la réponse populiste. Dès que cette configuration n’existe plus, l’hétérogénéité naturelle de cette tendance est un frein difficile à surmonter.


Et c’est ainsi qu’Emmanuel Macron, personnage hautement symbolique de cette alliance du vieux libéralisme-libertaire et des nouvelles technologies, héraut d’une idéologie pourtant de plus en plus rejetée et dont les conséquences seront dévastatrices pour les sociétés et l’humanité en général, sera sans doute le grand gagnant de l’élection présidentielle française.


Il sera peut-être temps ensuite de penser réellement un contre modèle qui accepte de regarder en face les tendances lourdes décrites plus haut pour contrer avant qu’il ne soit trop tard leurs effets les plus délétères et proposer une voie rénovée pour la politique.

Références

[1] http://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20160122.OBS3214/le-concept-de-disruption-explique-par-son-createur.html

[2] Cette posture est par exemple scénarisée par TheFamily, un incubateur français de startups, qui se revendique comme « nouveaux barbares » à l’assaut de tout ce qui existe, pour le reformater.

[3] Google Apple Facebook Amazon Microsoft

[4] Cf mon article « Le conflitdes ordres imaginaires »

[5] Voir mon article « Le conflit des ordres imaginaires »

[6] http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/06/20/la-sixieme-extinction-animale-de-masse-est-en-cours_4658330_3244.html

[9] Cf notamment mon article sur l’état d’impuissance


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