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Le conflit des ordres imaginaires


Il est des événements révélateurs dans l’histoire. Ceux dont l’onde de choc va bien au-delà de leur portée réelle, portant la révélation d’une évolution irréversible.

Le Brexit est sans doute un de ces événements. Au-delà de ses conséquences difficiles à mesurer sur le moyen terme, il symbolise une divergence profonde et réelle au sein des populations européennes. Divergence sur les principes communs, les représentations collectives[1], au sens du Durkeim, qui fondent la communauté. Il n’est pas le seul. L’actualité semble tous les jours renforcer l’idée que le vivre ensemble ou la vision commune d’un destin partagé ne semble plus aller de soi.

Une représentation collective est un ensemble d’éléments référentiels, partagés par une communauté, relativement stable dans le temps, qui influence voire détermine la perception et l’interprétation individuelle des faits. Ces éléments proviennent de sources extérieures à l’individu. Un ensemble particulier de ces éléments référentiels (les droits humains ou sociaux, les lois et règlements, les croyances, les valeurs, la morale etc.), propre à une communauté vivant dans un temps donné, forme un ordre imaginaire. Le partage de cet ordre imaginaire est une condition nécessaire à l’existence de la communauté considérée.



Cet article a pour objet de partager la réflexion sur ce moment particulier qui est le nôtre : celui du risque de confrontation de représentations collectives de plus en plus marquées et antagonistes. Cette analyse s’effectuera par le prisme d’entrée de la révolution numérique qui, loin d’être une simple accélération de l’histoire, marque un temps fort d’évolution des représentations collectives.

Les innovations de rupture et le fait social

La cohérence d’une société repose sur la stabilité et le partage de référentiels implicites qui organisent la capacité de se comprendre et de partager un avenir. Sans eux, chacun aurait intrinsèquement du mal à comprendre l’autre du fait du filtre que les représentations collectives auxquelles il adhère posent sur sa compréhension du monde. Il est donc essentiel de comprendre les évolutions qui affectent ces référentiels et en mesurer la portée.

Les « disruptions » cumulatives de l’économie numérique visent à renverser la table des positions acquises. Cette posture est particulièrement scénarisée par TheFamily, un incubateur de startups, qui se revendique comme « nouveaux barbares »[2] à l’assaut de tout ce qui existe, pour le reformater. Cet assaut touche en particulier le lien social et les modalités d’exercice du travail[3].

Le philosophe Bernard Stigler, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du centre Pompidou, voit dans ces révolutions disruptives un risque majeur de dislocation des fondements du lien social, une désintégration de la société, voire de la civilisation.[4] De son côté, Philippe Silberzahn, professeur à EMLYON Business School et chercheur associé à l’École Polytechnique, soutient la thèse opposée de la libération de tous par les disruptions potentiellement créées par chacun[5].

Les points de vue sur l’impact de ces disruptions sur la société sont donc variés. Pour éclairer le débat, nous allons analyser l’évolution des représentations collectives dans le temps et mesurer l’impact qu’une rupture technologique ou de paradigme peut engendrer sur celles-ci.

Les ordres biologique, naturel et imaginaires

L’homme est un animal social. En tant qu’animal il est soumis aux ordres biologique et naturel. L’ordre biologique est la résultante des capacités et des limites inscrites dans la physiologie et la génétique des individus. Pendant des millions d’années, ces limites et ces possibilités n’étaient pas franchissables. Elles évoluaient lentement sous la pression de la sélection naturelle, du hasard génétique et sous les contraintes de l’environnement.

L’ordre naturel est constitué des possibilités et limites que la nature propose et oppose à l’homme pour son développement. Les sources d’énergies utilisables pour assurer sa survie et son développement en sont un des éléments essentiels. Initialement, l’homme ne disposait que d’un convertisseur d’énergie solaire, via la photosynthèse et sa métabolisation dans les plantes transformées (par l’ingestion/digestion) en énergie mécanique.


En tant qu’animal social, l’homme a besoin de représentations collectives, de notions imaginaires, partagées collectivement et qui donnent un sens à la communauté de vie :

  • Représentation spirituelle : Cette notion va être utilisée ici dans sa vision large, dépassant le seul spectre de la religion, pour englober toutes les croyances collectives dans la destinée et le futur humain, dans un Au-delà ou sur terre.

  • Représentation culturelle : il s’agit de l’ensemble des us et coutumes qui font sens pour une communauté et qui peuvent être vus comme exotiques par les autres.

  • Représentation institutionnelle : l’ensemble des formes d’organisation de la gouvernance d’un groupe, quelle que soit son échelle (de la tribu à l’empire).

  • Représentation sociale : ensemble des règles implicites ou explicites qui régissent l’interaction des groupes sociaux entre eux (notamment mais pas seulement au travail).

  • Représentation réglementaire : l’ensemble des textes et règlements pris par l’autorité institutionnelle et qui ordonnent la vie des hommes dans leur communauté de destin.


Un ensemble partagé et cohérent de ces représentations, pour une population donnée sur une période donnée, forme un ordre imaginaire.


A ces ordres, il convient de rajouter une autre dimension, autrefois sans impact mais aujourd’hui décisive et qui influence très fortement l’ordre imaginaire tout en bousculant les ordres naturel et biologique : c’est le fait technologique.


Une fois posé ce cadre de réflexion, nous allons, en nous appuyant sur le remarquable ouvrage de Yuval Noah Harari, une brève histoire de l’humanité[6], esquisser le développement des ordres imaginaires au regard des grandes ruptures de l’histoire humaine. Les grands éléments retracés ci-dessous sont communs peu ou prou à toutes les civilisations. Ce survol nous permettra de comprendre le moment particulier de l’histoire dans lequel nous nous trouvons.


Philippe Silberzahn, dans sa réponse à Bernard Stigler, référencée dans les notes, indique que : « loin de court-circuiter tout ce qui contribue à élaborer la civilisation, l’innovation de rupture est au contraire constitutive de cette civilisation. Elle est le reflet même de la nature humaine, et c’est ce qui a fait ce que nous sommes, et la civilisation qui est la nôtre depuis au moins homo habilis il y a 2,7 millions d’années. Et bien-sûr depuis 2,7 millions d’années des pré-Stiegleriens ne cessent de crier « Back to the trees! Back to the trees! » à cause de toutes ces inventions disruptives, destructrices de civilisations »L’auteur considère que la situation présente n’est en rien différente (pas de disruptions donc) de celle prévalant tout le long de l’histoire. Nous verrons que cela n’est pas vrai, et qu’au contraire s’est ouvert devant nous un espace-temps complètement différent, profondément disruptif, dont il est impossible de prédire l’évolution.


Le dépassement des ordres naturel et biologique : de -2.5 millions d’années à -12000 ans

Le premier hominidé évoluait en Afrique vers 2.5 millions d’années avant notre ère. Ce lointain fondateur de la lignée des homos, dont Sapiens est le dernier descendant, était un animal fragile, omnivore, prédateur de second ordre, plus souvent proie que prédateur. Comme tous les animaux de la planète, il était soumis aux ordres naturel et biologique. Pour survivre dans un environnement hostile, sans défense ni arme biologique décisive, les hominidés vont s’appuyer sur deux capacités dont la combinaison va se révéler décisive : les capacités cognitives et relationnelles. La coordination de ces deux capacités va permettre à la proto-humanité de repousser ses limites.

Le premier franchissement est dû à la capacité de maîtriser puis de reproduire le feu. Cette maîtrise a permis non seulement de développer des capacités de défense et d’attaque bien supérieures à celles inscrites dans leur potentiel physique mais également d’améliorer significativement l’efficacité de leur convertisseur d’énergie et des capacités relationnelles.

Le feu permet en effet de se débarrasser des parasites présents dans la viande crue et de conserver plus longtemps la nourriture. Il réduit également le temps d’ingestion et diminue très fortement la demande d’énergie du système digestif qui en est très gourmand et réoriente celle-ci vers l’organe qui va en devenir le principal consommateur : le cerveau.

Le feu desserre les contraintes naturelles des rythmes circadiens et de l’alternance des saisons chaudes et froides. Il est par essence un lieu communautaire d’échanges et de socialisation. Il permet également de forger des armes plus robustes. Ces développements physiques et sociaux ont entraîné le second franchissement, par l’élaboration de tactiques de chasse sophistiquées, qui va transformer l’homme en super prédateur.


Les révolutions sociales, techniques et comportementales de cette période sont considérables, mais elles se déroulent sur des millions d’années. Au regard d’un individu pris au hasard dans cette période, ce qui prévaut est le présent permanent, la constance des références qui structurent son existence. Il n’y a pas sur le temps de mémoire humaine de révolution ni même d’évolution. Il n’y a ni passé, ni futur.

Cette période est marquée par l’émergence d’ordres imaginaires basés sur une culture communautaire restreinte (autour de tribus nomades très faibles en nombre) très fortement ancrés dans les ordres naturel et biologique et très stables dans le temps.


L’essor des ordres imaginaires : de la révolution agricole à la révolution scientifique : de -12000 à 1450

La révolution agricole est peut-être l’évènement le plus important de l’histoire humaine. La domestication des animaux et le développement de l’agriculture ont conduit à la sédentarisation des populations nomades et au développement de communautés de plus en plus importantes en taille (du village à l’empire). Ce développement et l’émergence d’activités spécialisées (agriculteurs, scribes, artisans, militaires etc.) ont nécessité la constitution de représentations institutionnelle et réglementaire sophistiquées. Il a également entraîné l’invention de l’écriture et du calcul pour rendre possible des échanges physiques plus complexes et en assurer la traçabilité.

Cette révolution transforme radicalement la spiritualité. Pour asseoir la légitimité de la gouvernance sur un espace politique qui dépasse l’horizon physique de l’homme, l’ordre institutionnel s’appuie sur une représentation spirituelle rénovée, abandonnant l’animisme pour converger vers un polythéisme puis un monothéisme hors du monde physique qui permet de légitimer le pouvoir en place.

Le développement des communautés et les échanges qui s’instaurent entres elles poussent à la réduction de la variabilité des ordres imaginaires, par la construction de grands ensembles homogènes et stables dans le temps (l’Empire Romain par exemple). La spiritualité et la tradition, la législation, l’organisation administrative sont les éléments clés de ces ordres imaginaires. La taille des empires est toutefois limitée par la quantité d’énergie nécessaire à leur maintien en fonctionnement ou à leur expansion. La technologie ne permet pas en effet de s’abstraire des contraintes énergétiques de nos convertisseurs naturels. La force humaine et animale demeure la principale source d’énergie.


Les révolutions de cette période sont encore plus considérables que les précédentes, avec une accélération relative de leur temps de réalisation (en millénaires désormais). Cette période est marquée par l’« invention » du passé, de la tradition, qui permet d’ancrer les sociétés dans une continuité historique. Ce passé mythique est vu comme un âge d’or, un Eden que le présent peu ou doit essayer de reproduire. Le futur n’existe donc pas en tant que possibilité de rupture ou d’évolution.

L’ordre imaginaire, désormais largement complexifié, comprend l’ensemble de ses représentations collectives : spirituelle, réglementaire, institutionnelle, culturelle, etc. Cette période est également marquée par la généralisation des objets symboles[7] qui assurent la communication et la transmission de l’ordre imaginaire (la monnaie notamment, les bâtiments, les représentations physiques des dieux ou des empereurs par exemple).

L’extension ou le maintien des ordres imaginaires est contraint par les limites énergétiques. C’est pourquoi, l’histoire oscille entre la tendance fusionnelle (période impériale, influence culturelle et organisationnelle accrue) et le retour à une phase de micro Etats avec peu d’échanges.

A l’échelle individuelle, les évolutions sont souvent mineures. Toutefois, des changements peuvent être perçus à horizon de vie humaine, portant principalement sur les représentations institutionnelle, culturelle et spirituelle (chute de Rome, conquête arabe etc.). Mais ces changements sont globalement rares et lents.

Dans cette période, les changements ne proviennent pas ou très marginalement de la technologie. Et cette dernière n’a que très peu d’influence sur l’ordre imaginaire.

La toute-puissance de l’ordre imaginaire « rationnel »: de la révolution scientifique de 1450 au XIXème siècle.

La révolution scientifique qui nait à la fin du XVème siècle en Europe va consacrer la toute- puissance d’un nouvel ensemble d’ordres imaginaires, qui va supplanter, en quelques siècles, ses prédécesseurs. Ces ordres nouveaux sont articulés autour ou en opposition d’une représentation spirituelle révolutionnaire : le libéralisme et la rationalité scientifique.

La concomitance de développements techniques d’explorations physiques, de découvertes théoriques fondamentales ainsi que la conquête de nouveaux territoires extraordinairement bien pourvus en or et en argent mettent à bas la vision édénique d’une société en voie d’achèvement, à la recherche de son idéal mythique passé ou situé dans un au-delà inaccessible aux sens humains.

Cette période est donc marquée par l’« invention » du futur, c’est-à-dire du nouveau, de l’incertitude, du changement positif et de la confiance universelle qu’elle engendre. Ces évolutions majeures sont à la source de l’individualisation, de la « rationalité» et donc du marché.




La science est incontestablement à l’origine de ces changements de paradigme, avec l’émergence à la suite de Francis Bacon du développement empirique de la connaissance qui permet de rendre effective la libération de la science et des techniques du canon des textes religieux. Mais bien au-delà de l’attitude sceptique envers les vérités établies par le spirituel, les scientifiques vont développer jusqu’au début du XXème des théories cadres générales (notamment en physique, en biologie et en économie) expliquant le monde et son devenir. Le principe scientifique devient l’alpha et l’oméga du raisonnement : ne peut être entendu que celui dont la démarche intellectuelle s’appuie au moins en apparence sur un raisonnement scientifique, fait de démonstrations voir d’équations.

Le développement technologique issu de l’explosion de la connaissance scientifique va permettre de desserrer très fortement la contrainte énergétique, en créant de nouveaux convertisseurs énergétiques (la machine à vapeur, l’électricité, le nucléaire etc.) entraînant ainsi un accroissement vertigineux de la capacité de production et de l’accumulation de richesse. La contrainte qui limitait l’expansion des ordres imaginaires (à la fois en volume et en rapidité) tombe peu à peu.

Cette combinaison des théories cadres et des nouvelles énergies a permis le développement au XIXème siècle d’un ensemble de représentations collectives scientistes optimistes, fondées sur l’égoïsme bien compris des individus, socle du bonheur social, ou sur le matérialisme historique.


Pendant cette période, les changements majeurs se vivent à horizon d’une vie humaine, sur les représentations institutionnelle, culturelle, environnementale et sociale. Le rythme et les modalités du travail sont révolutionnés par l’introduction de l’horloge et du temps cadencé, loin des rythmes que la nature imposait jusqu’alors.

Les individus vivent des recompositions fondamentales de leur représentations collectives, mais par groupe et non individuellement. La communauté de destin ressort profondément transformée, mais majoritairement elle demeure une ancre de stabilité. Les évolutions sont importantes, mais elles ne sont ni continues, ni particulières à chacun. Elles s’étalent sur des siècles et sont d’autant plus supportables que l’espérance dans le futur est forte.


La mise à mort de l’illusion scientiste et des modèles cadres

Le XXème siècle aura terrassé les modèles cadres. L’ambition de définir l’équation du monde, portée par les philosophes et les scientifiques des siècles précédents, s’est fracassée sur les murs de la complexité du réel. Et avec elle, l’espérance dans un futur collectivement meilleur, espérance qui avait été le moteur de la révolution scientifique.

Le XXème siècle aura été également le tombeau de l’optimisme. Le désenchantement et la désillusion ont été sans cesse renouvelés par l’effroi projeté par des barbaries sans équivalent, juste mâtiné de l’espérance passagère d’une croissance enfin apaisée et heureuse. Les ordres imaginaires positifs n’ont pas résisté au déchaînement des horreurs humaines[8].

La conjonction de la technologie et de l’idéologie libérale a d’abord conduit à l’affaiblissement des représentations culturelles traditionnelles par la suprématie donnée à l’individu sur le groupe, fragilisant ainsi la portée des ordres imaginaires. Le questionnement relativiste propre à la démarche scientifique s’est généralisé, fragilisant toutes les traditions, valeurs, ou habitudes qui tressaient le quotidien des individus.

A la fin du siècle, la mise en compétition de chacun par tous, la fragmentation des marchés entraînant l’individualisation des statuts et des carrières a conduit également à l’éclatement des représentations sociales, portées par les statuts de l’individu dans la société ou dans le monde du travail.


Les tenants de la fin de l’histoire avaient cru que le triomphe de la révolution libérale entraînerait la généralisation de l’ensemble des ordres imaginaires qu’elle sous-tend. Mais le libéralisme est une représentation collective très particulière, qui s’appuie sur d’autres représentations pour prospérer tout en les dissolvant par sa dynamique interne. En effet, l’égoïsme rationnel au cœur du libéralisme, la maximisation des préférences ou d’une fonction de production, la concurrence de tous contre tous, ne peut suffire à bâtir une société stable. Ils en sont mêmes les antonymes. Une communauté n’est pas la résultante d’un équilibre de Nash.

A cette action dissolvante très puissante du libéralisme qui démonétise rapidement les « idéologies » s’est combiné l’effet dévastateur de la révolution technologique.

La révolution technologique : l’émergence d’un nouvel ordre imaginaire numérique

La révolution numérique[9] possède une nature hybride. Elle s’inscrit à la fois dans la continuité du libéralisme et dans l’émergence d’un nouvel ordre imaginaire, révolutionnairement différent des ordres anciens.



Il est fondé sur la vision idéale d’une communauté de citoyens du monde, partageant des valeurs de mobilité et d’association spontanée et volatile, ainsi que sur l’injonction au changement permanent. Cette injonction devient le mantra de toute organisation quel que soient son échelle ou son état. L’idéal n’est plus à rechercher dans un but à atteindre mais dans l’état d’adaptation permanent, devenu la seule finalité.


La révolution numérique est aussi celle du dépassement des limites des ordres naturel et biologique pour fonder un ordre technologique, avec la volonté affichée d’accroître les potentialités de l’être humain et de le détacher des limites physiques de notre monde. Nous abordons la rive de l’adieu à Sapiens non pas sous l’impulsion lente, très lente des changements évolutifs, mais sous la pression concurrentielle des innovations technologiques.

Cet ordre imaginaire est porté par un objet symbole très puissant- Internet- qui en incarne les valeurs.


La révolution numérique tend à poursuivre jusqu’au bout la logique de l’accélération des changements en s’inscrivant dans le temps de l’instantanéité.

L’homme s’est toujours adapté aux évolutions. Mais jusqu’alors l’adaptation était un état transitoire nécessaire pour stabiliser un ordre imaginaire ou en fonder un nouveau. Cette adaptation s’est collectivement faite parce que les représentations collectives partagées étaient suffisamment fortes pour permettre cette adaptation.

Les changements majeurs se vivent désormais à horizon d’une décennie, voir nettement moins. Dans l’absolu même de l’ordre imaginaire numérique, ils sont permanents et portent sur toutes les dimensions imaginaires et mêmes physiques qui organisent la vie humaine.

C’est la première fois que l’évolution permanente devient une condition, une exigence qui qualifie même les potentialités et donc le devenir de l’individu. Cette exigence impacte non seulement l’individu mais également l’ensemble des représentations collectives. Elle nécessite par exemple une évolution permanente du droit et des règles implicites et explicites qui régissent la vie sociale, les rendant ainsi encore plus illisibles et fragmentées. Elle change les habitudes et les références et démonétise le savoir des anciens, inopérant pour le futur. C’est également la première fois que l’objet symbole est appelé à devenir un attribut indissociable de l’humanité, une extension presque physique de son corps.

Le conflit des ordres imaginaires

L’homme demeure un animal social qui a besoin de la stabilité et de la maîtrise de son environnement pour prospérer.

L’émergence d’un nouvel ordre imaginaire se fait toujours en conflit et au détriment de ceux qu’il concurrence et vise à supplanter. Dans l’absolu, l’exigence d’adaptation permanente comme cœur d’un nouvel ordre imaginaire est un contresens social. C’est pourquoi, il conduit dans des larges parties de la population à des retours ou un réinvestissement sur des représentations collectives alternatives porteuses de stabilité, fondées sur des croyances, des pratiques, ou le retour à des cadres de gouvernance plus lisibles. Ce conflit, encore latent dans cette phase d’émergence du nouvel ordre numérique, est symbolisé par la montée en puissance des objets symboles, le hidjab par exemple ou le drapeau national.


Les discours optimistes voudraient faire croire que l’ensemble de ces représentations collectives peuvent se fondre pour former un socle commun de destin. Il n’en n’est rien. Par essence, un ordre imaginaire est exclusif, dès lors que les représentations culturelle, spirituelle ou sociale sont incompatibles. Il n’est propre qu’à une communauté sur une période donnée.


Un ordre imaginaire ne se décrète pas. Longtemps il a été le produit d’une décantation lente d’évolutions qui affectaient toutes ses dimensions. En inscrivant l’évolution permanente et la rupture comme principes de base, l’ordre numérique déstabilise les représentations existantes et cristallisent des oppositions. Il est un facteur de déséquilibre qui sera un jour ajusté.



La révolution numérique n’est donc pas la fin de la civilisation. Elle n’est pas non plus le seul devenir possible de l’humanité. Elle conduit par sa nature même à un conflit d’ordres imaginaires, dont les formes et la résultante ne sont pas connues à ce jour.

Nos sociétés sont entrées dans la phase d’émergence ou d’affirmation d’ordres imaginaires dont certains pourraient s’avérer incompatibles. La difficulté de raisonner ce moment tient à la puissance de ces représentations collectives et au prisme qu’elles engendrent.

Il est toutefois illusoire de penser arrêter ce mouvement conflictuel par une décision normative. La contrainte n’a que rarement freinée l’évolution des représentations collectives qui s’alimentent d’une infinité de décisions individuelles. Seule, la définition d’un sens et d’une dynamique collective, reprise par la majorité des citoyens, permettra d’éviter ce conflit qui menace.

Notes

[1] Représentations individuelles et représentations collectives, Emile Durkeim, 1898, Revue de Métaphysique et de Morale, tome VI

[2] http://barbares.thefamily.co/

[3] Cf. par exemple le podcasts de France Stratégie sur le sujet : https://soundcloud.com/strategie_gouv/les-podcasts-20172027-nouvelle-forme-du-travail-et-de-la-protection-des-actifs

[4] http://www.liberation.fr/debats/2016/07/01/bernard-stiegler-l-acceleration-de-l-innovation-court-circuite-tout-ce-qui-contribue-a-l-elaboration_1463430

[5] https://philippesilberzahn.com/2016/07/11/reponse-a-bernard-stiegler-disruption-civilisation-lien-social-angoisse-intellectuel-francais-au-moment-du-penalty/

[6] Sapiens : Une brève histoire de l'humanité, Yuval Noah Harari, édition Harper & Row

[7] La notion d’objets symbole est proche de celle d’objet chimère développée par Loup Verlet dans Chimères et paradoxe, édition du Cerf, 2007

[8] La refondation du monde Jean Claude Guillebaud Lattes 1999

[9] Nous utilisons ici le terme de révolution numérique dans son sens le plus exhaustif, incluant l’ensemble des révolutions technologiques de notre temps (robotique, génomique etc.)

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