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L'affaire du Soukoï 24

L’affaire du Soukoï 24 illustre le cas de situations complexes à forte incertitude où les stratégies des acteurs ne sont pas triviales et conduisent à une mauvaise estimation des conséquences de choix initialement perçus comme les plus adaptés.

La destruction surprise par l’armée turque d’un bombardier russe de retour de mission a d’ores et déjà des conséquences très importantes qui ravivent encore la complexité de la situation dans la région.

Cet évènement, et ses suites, illustre le cas de situations complexes à forte incertitude où les stratégies des acteurs et l’espace de probabilités qui leur sont associés ne sont pas triviaux et conduisent à une mauvaise estimation des conséquences de choix initialement perçus comme les plus adaptés.

La théorie des Cygnes Noirs est ici un cadre de référence utile pour l’analyse. Elle permet également, selon le concept d’Antifragilité développé par Nicholas Taleb, de préconiser une modalité de sortie de crise. Modalité qui malheureusement ne sera pas suivie si les tendances lourdes qui influencent fortement les comportements individuels ou collectifs l’emportent sur la rationalité pure. Le concept d’Antifragilité sera exposé en dernière partie.

Plus largement, l’affaire du Soukoï 24 permet d’illustrer la nécessité pour un décideur d’avoir une mesure raisonnée de l’exposition au risque de son organisation et de sa résilience, c’est-à-dire de sa capacité à résister à un choc imprévu.

L’analyse développée ci-dessous va, sur la base des faits connus, explorer les stratégies de chacun des acteurs, dans leur contexte puis exposer les premières conséquences des choix retenus. Toutes les informations, cartes et autres données factuelles mentionnées dans ce texte proviennent des sources mentionnées en fin d’article.

Rationalité et Cygnes Noirs

Nous prenons comme hypothèse que l’ensemble des acteurs parties prenantes de ces événements et de leurs suites sont rationnels.

La rationalité est un comportement individuel influencé par la raison qui vise à réaliser des objectifs favorables aux intérêts de l’individu. Cette rationalité peut être limitée par les capacités cognitives de chacun, le mode de représentation du monde propre à la subjectivité de l’individu, l’asymétrie d’information ou l’incertitude.

L'économiste Herbert Simon (prix Nobel d’économie en 1978) a avancé l'idée d'une rationalité limitée dite «procédurale». Confronté à une multiplicité de choix (ce qui est le cas dans les situations complexes), le décideur ne retient que quelques choix possibles et sélectionne celui qui lui apparaît le moins mauvais.

En conséquence, l’absence de compréhension de la subjectivité de l’autre, la multiplicité des choix possibles, la dissymétrie d’information, l’erreur d’estimation sur les modalités de réactions de l’autre et sur leurs probabilités peuvent conduire à des erreurs d’analyse et donc d’anticipation, sans que la rationalité intrinsèque de l’acteur soit remise en question.

Nombre de Cygnes Noirs naissent de cette limite de rationalité et des erreurs subjectives d’appréciation qu’elle engendre.

Un Cygne Noir est un événement imprévu a priori (par sa nature et ses modalités) aux conséquences elles-mêmes imprévisibles et déterminantes. Il est par essence dissymétrique. Celui qui engage l’action qui entraîne le Cygne Noir n’est évidemment pas surpris par celle-ci, seuls les autres acteurs le sont.

Par contre, dans ce type d’événement, personne n’anticipe correctement les conséquences à court et moyen terme des actions engagées ce qui en fait un événement de rupture aux conséquences a priori inimaginables.

La destruction du Soukoï 24 a toutes les caractéristiques d’un Cygne Noir.

Les faits

Mardi 24 novembre 2015. Un bombardier Soukoï 24 (SU-24) comprenant deux pilotes revient d’une mission de bombardement dans le Nord de la Syrie à la frontière avec la Turquie, dans le cadre des opérations militaires conduites par les russes en Syrie depuis le 30 septembre 2015. Ce bombardier n’était pas accompagné de chasseurs de protection.

A 9h24 du matin, un F16 Turc abat l’avion russe d’un missile qui détruit la queue de l’appareil, contraignant les deux pilotes à s’éjecter. Les deux pilotes tombent dans une zone contrôlée par les rebelles (et soumise au bombardement des russes). Un des deux pilotes est tué par les rebelles ainsi qu’un des soldats des forces spéciales russes chargées de leur sauvetage. Le second pilote est récupéré par l’armée syrienne.

D’après les documents fournis par la Turquie à l’Onu, le bombardier aurait pénétré l’espace aérien turc, pour une durée de dix-sept secondes, la frontière à cet endroit présentant une petite excroissance.

En pointillé rouge, la trajectoire de l’avion russe. En bleue la frontière Turque et Syrienne.

Les Turcs indiquent qu’ils ont averti « dix fois en l’espace de cinq minutes » les pilotes qu’ils allaient pénétrer dans leur espace aérien. Les Russes contestent cette version, indiquant «  Il n’y a pas eu de tentatives de l’avion turc d’établir la communication ou un contact visuel avec l’équipage russe  ».

Les Turcs indiquent également qu’ils ignoraient la nationalité de l’avion (qui ne pouvait être que russe ou syrien) ce que dément Moscou qui indique informer quotidiennement Washington des missions opérées par ses avions, dans le cadre de l’accord signé entre les deux parties quelques jours plus tôt.

La destruction de l’avion russe a conduit à une brusque montée des tensions entre les deux pays. La Russie dénonçant un "coup de poignard dans le dos par les complices des terroristes" et assurant que "ce crime ne resterait pas impuni".

Dès que l’avion a été détruit, la Turquie s’est tournée vers l’Otan, en demandant l’appui de l’organisation pour sa défense, dans le cadre de l’article 5 de l’organisation.

Les conséquences déjà actées

Cette destruction a entraîné un rafraîchissement très important des relations entre les deux pays, la Russie ayant pris plusieurs décisions sur le plan politique, économique et militaire.

  • Les Russes ont bombardé massivement la zone où leur Soukoï 24 a été abattu. C’est la seconde fois, après l’attentat perpétré par Daesh en Egypte contre l’avion de ligne, que les missions russes d’appui aérien sont ajustées. Cette zone, nous y reviendrons, est peuplée par des Turkmènes protégés par Ankara et ennemis d’Assad.

  • L'Etat-major général russe a annoncé dès mercredi matin sa décision de déployer des missiles sol-air S-400, sur la base militaire de Hmeimim, Il s’agit d’un des dispositifs antiaériens les plus performants au monde, ayant une portée suffisante pour couvrir l'ensemble de la Syrie ce qui signifie un contrôle total de l'espace aérien de ce pays par Moscou.

  • Il a également déployé le croiseur lance missile Moskva près de la province de Lattaquié, dans le nord-ouest de la Syrie, et a annoncé que ses bombardiers voleraient désormais sous la protection de chasseurs. Moscou ne dispose à ce jour en Syrie que de 4 Soukoï 30. La Russie va donc renforcer substantiellement sa présence militaire en Syrie.

  • En réaction à la destruction de l’avion, Moscou a pour la première fois engagé une unité de l'infanterie russe soutenue par des chars T-90, des canons de 130mm de l'artillerie et des avions Su-24 et Su-25 dans un combat visant une colline stratégique à la frontière entre les provinces de Lattaquié et d'Edleb.

  • D’un point de vue économique, Moscou a engagé des sanctions visant les entreprises turques et demandé à ses touristes de ne plus se rendre en Turquie.

  • Moscou a publiquement accusé Erdogan d’être personnellement impliqué dans le trafic de pétrole au profit de l’Etat islamique.

  • Du côté turc, répondant aux questions sur la possibilité hypothétique qu'un chasseur turc soit abattu par un S-400, Erdogan a précisé que le geste serait considéré comme une agression. Le cas échéant, la Turquie "prendrait des mesures urgentes".

  • Les Turcs ont également indiqué depuis plusieurs jours qu'ils n'allaient pas permettre que la population turkmène soit chassée de la région de Lattaquié.

  • De son côté l’Otan, conformément à sa charte, soutient la Turquie, membre de l’association, et a appelé au calme et à la désescalade.

Stratégies et Cygne Noir

La Turquie se trouve aujourd’hui dans une situation plus inconfortable qu’elle ne l’était avant son action militaire. En conséquence, il apparaît une certaine incompréhension du choix tactique d’Erdogan. Nous allons montrer ici que la décision prise par les autorités turques relevait d’un choix stratégique réfléchi mais dont les conséquences avaient été mal estimées.

Le franchissement d’une frontière aérienne par un avion militaire est une affaire relativement courante qui n’a jusqu’à présent que très rarement donné lieu à une riposte militaire. Il est intéressant de rappeler un précédent, celui du 22 juin 2012, lorsque la DCA syrienne abat un avion militaire de reconnaissance turc. Damas avait présenté par la suite ses excuses à Ankara. D’après la Turquie, l’appareil aurait violé l’espace aérien syrien de façon « non intentionnelle » en raison de sa vitesse. « Quand vous pensez à la vitesse des jets lorsqu’ils volent au-dessus de la mer, il est courant qu’ils passent et repassent les frontières pour un court laps de temps », avait alors déclaré le président turc Abdullah Gül.

Par ailleurs, l’aviation turque semble s’être fait une spécialité de violer l’espace aérien grec comme l’attestent les statistiques établies par le ministère de la défense hellène.

L’affaire du Soukoï s’inscrit dans un contexte de tension accrue entre la Russie et la Turquie, pourtant très liées économiquement, contexte qui avait conduit à la destruction par la Turquie d’un drone russe quelques semaines auparavant.

Nous allons donc partir de l’hypothèse que la destruction de l’avion russe ne relevait pas uniquement du désir sourcilleux de protéger l’espace aérien turc (l’avion Russe ne menaçait pas la Turquie), mais relevait d’une action décidée dans le cadre d’un choix stratégique.

De l’autre côté, les Russes pouvaient légitimement estimer, en s’appuyant sur les précédents historiques, qu’un franchissement de très courte durée d’une frontière particulièrement sinueuse n’entraînerait aucun risque.

Nous allons donc ici tenter de comprendre qu’elles peuvent être les stratégies de la Turquie et de la Russie, principaux protagonistes de l’affaire, et en quoi la destruction de l’avion relevait d’un choix rationnel aux conséquences mal appréciées.

Les objectifs Turcs

La politique d’un Etat aussi ancien et évolué que la Turquie n’est pas simple à synthétiser. Il est donc nécessaire de n’en retenir que les grandes lignes, les tendances lourdes qui s’inscrivent dans l’histoire et la géographie et qui contraignent de fait les choix politiques.

La Turquie d’Erdogan, au contraire de celle d’Atatürk qui voulait s’en détacher totalement, se revendique de plus en plus comme l’héritière spirituelle de l’empire Ottoman. Or cet empire avait une double dimension, turque, mais également musulmane, Istanbul hébergeant tout à la fois le sultanat et le califat. Erdogan s’inscrit de plus en plus explicitement dans cette tradition. Il en ressort une double volonté à la fois de fédérer les peuples d’origine turque, notamment les turkmènes, et de protéger l’oumma sunnite. Par ailleurs depuis la prise de pouvoir en 2002, l’AKP a très nettement renforcé son emprise politique sur le pays, menant notamment une bataille intestine très importante contre l’opposition militaire, laïque, confessionnelle (la confrérie Gülen) et kurde. La multiplication des attentats terroristes au printemps 2015, revendiqués par l’EI, lui a permis d’une part de gagner les élections législatives et d’autre part d’intervenir militairement en Syrie en bombardant l’EI (et surtout les kurdes).

Cette tentation d’hégémonie locale, ce rêve d’empire, s’est traduite notamment depuis le début de la crise Syrienne, par :

  • Une volonté d’abattre le régime de Damas, qui s’est notamment concrétisée par des appuis, facilités ou indulgences accordés à l’ensemble des ennemis de Damas, y compris l’Etat Islamique.

  • Un soutien sans faille et direct de la Turquie aux peuples Turkmènes qui sont disséminés entre la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie. En Syrie, les Turkmènes sont environ 100 000 essentiellement aux abords de Lattaquié et ses environs, Homs et Hama. C’est-à-dire à l’intérieur ou à la frontière de ce que Damas considère comme la Syrie utile et en particulier le réduit alaouite.

  • Un renforcement des liens avec les autres peuples d’origine turque, qui se trouvent notamment dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale.

  • Un combat renforcé contre les Kurdes du PKK et du YPG qui constituent une force militaire extrêmement présente le long des frontières turques. Ce combat implique également les Kurdes de Turquie qui représentent environ 15 % de la population totale.

  • Un soutien à des mouvements sunnites fondamentalistes comme les Frères Musulmans par exemple, ce qui a conduit à un net refroidissement des relations avec Israël et l’Egypte et dans le même temps à un rapprochement avec l’Arabie Saoudite et le Quatar.

  • Un hébergement massif des réfugiés syriens dans des camps à la frontière avec la Syrie.

Cette volonté impériale avait conduit à un éloignement progressif de la Turquie envers l’Europe, la candidature turque à l’adhésion demeurant un principe théorique sans réelle volonté commune de réalisation. La crise des migrants et la montée du risque terroriste ont conduit à une inflexion notamment de la part de l’Allemagne. La Turquie étant vue comme une des clés du problème. Toutefois, si Ankara voit une opportunité tactique et financière dans la demande allemande et européenne, celle-ci n’a pas conduit la Turquie à revisiter réellement son positionnement tactique.

La position Turque peut donc être synthétisée comme suit :

  • Assurer une position hégémonique sur l’ensemble des populations d’origine turque

  • Assurer une position de leadership dans le monde musulman sunnite.

  • Appuyer la constitution d’un gouvernement ami (et obligé) à Damas.

Les objectifs Russes

L’intervention de la Russie en Syrie obéit à la fois à des raisons tactiques événementielles et à des raisons stratégiques de plus long terme.

Tactiquement, le régime d’Assad est un allié de longue date de l’URSS puis de la Russie qui dispose depuis de nombreuses années à Tartous sur la côte méditerranéenne de sa seule base navale en dehors de ses frontières.

L’affaiblissement notable de l’armée Syrienne a conduit les Iraniens, principaux alliés de la Syrie, à convaincre les Russes d’accroître leur aide militaire à Bachar El Assad, jusqu’alors uniquement matérielle et d’instruction.

L’intervention Russe est le fruit également du combat que le gouvernement mene depuis plus d’une décennie dans le Caucase contre les islamistes, notamment en Tchétchénie. La lecture de la carte des bombardements russes ne laisse pas de doute. Avant de bombarder massivement l’EI, la Russie s’est d’abord attaquée aux groupes menaçant l’existence des forces gouvernementales syriennes, groupes qui hébergent un nombre très élevé (plusieurs milliers) de combattants venus du Caucase Russe.

Mais l’intervention Russe en Syrie ressort d’une stratégie plus large, de restauration de la puissance internationale russe profondément abattue après la chute de l’Union soviétique et mise à mal par l’extension de l’Otan à ses frontières. Cette stratégie se traduit d’abord par un resserrement des liens avec certaines anciennes républiques soviétiques (notamment asiatiques). Elle se base ensuite sur un très net rapprochement tripartie Russie-Chine-Iran, qui dessine un axe continental fort qui s’oppose à la grande puissance maritime américaine (d’où les tensions récentes en mer de Chine entre des navires américains et chinois) et encercle le monde turcophone en pleine turbulence.

Cette stratégie est renforcée également par d’autres alliances avec des pays sunnites (l’Egypte notamment) ou asiatiques.

La montée en puissance de l’organisation de Shanghai, regroupant les pays asiatiques autour de la Chine et de la Russie, et de la banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, témoigne que les tendances observées ces dernières années se poursuivent et s’accentuent.

Dans la crise Syrienne, en complément de son intervention militaire, la diplomatie Russe a engagé des rounds importants de négociation qui ont permis notamment de réintégrer l’Iran à la table des négociations et de fissurer les positions occidentales fixant le départ de Bachar et Assad comme le préalable à la solution.

La position Russe peut donc être synthétisée comme suit :

  • Assurer la survie d’un gouvernement ami en Syrie

  • Détruire les combattants islamistes menaçant la Russie

  • Restaurer la puissance politique Russe notamment dans son ancienne zone d’influence

  • Renforcer les capacités militaires d’intervention de la Russie

  • Renforcer une alliance alternative à l’Otan et à la domination américaine.

Le tableau des stratégies et des risques

La mise sous forme de tableau des stratégies des deux acteurs permet d’identifier très facilement les zones d’incompatibilités et de risques des stratégies poursuivies.

L’affaire du Soukoï 24 s’inscrit pleinement dans ce tableau de stratégie.

Depuis notamment la destruction de leur drone, les Russes savaient que la Turquie ne pourrait pas laisser passer une destruction des groupes rebelles d’origine Turkmènes, ni n’accepterait un retour de l’armée syrienne près de ses frontières. La Russie avait déjà torpillée la volonté turque de créer un espace d’interdiction aérienne, pour protéger les populations des raids conduits par l’aviation syrienne. Les Russes savaient que la poursuite des bombardements ne pourrait que provoquer une réaction turque. Ils considéraient toutefois comme fortement improbable que cette réaction puisse consister en une destruction d’un de leur appareil. Ils misaient sur les précédents historiques et sur leur capacité de dissuasion : s’attaquer à la Russie n’étant pas la même chose que de combattre l’armée syrienne.

Face à l’efficacité des frappes russes et au retour des forces syriennes et iraniennes à ses frontières, la Turquie avait plusieurs choix possibles :

  • Ne rien faire

  • Protester politiquement

  • Appuyer les forces rebelles opposées à l’armée syrienne (et aux Kurdes) par des livraisons d’armes

  • Donner un avertissement très important aux russes pour signifier la limite à ne pas dépasser.

Compte tenu de la carte de ses stratégies, la première option ne pouvait être retenue. Le rapprochement spectaculaire des occidentaux vers les positions politiques russes suite aux attentats du 13 novembre, réduisait très fortement l’impact possible de la seconde. La troisième était de fait le choix premier suivi par Erdogan. Néanmoins, le scandale dévoilé par le journal Turque d’opposition Cumhuriyet qui a publié en mai 2015 des photos d’une vidéo prouvant le transfert par l’état turc de milliers d’armes et de munitions destinées aux rebelles islamistes, dont l’EI, a rendu plus difficile cette option qui s’oppose à la politique américaine notamment.

Pour la Turquie, le choix de détruire l’avion russe pourrait donc relever d’une stratégie réfléchie d’actions et de communication à quadruple détente :

1 – A destination des populations Turkmènes sur lesquels s’exerçaient les bombardements opérés par l’avion russe. Il s’agissait ici de concrétiser la volonté turque de devenir le protecteur des peuples d’origine turque.

2 – A destination des Russes pour leur indiquer la limite à ne pas dépasser dans la restauration souhaitée de l’autorité du gouvernement syrien sur les zones contrôlées par les rebelles, la Turquie étant soutenue par l’Otan (d’où la demande immédiate de la Turquie dès la destruction de l’avion d’une réunion d’urgence de l’instance politique).

3 – A destination de l’Europe et de l’Otan. Il s’agit ici de contrarier le rapprochement des positions Russe et Américaine autour d’une grande coalition anti DAESH, incluant la Russie et l’Iran. Non pas tellement pour empêcher la destruction de l’Etat Islamique, mais pour ne pas faciliter la survie d’un régime syrien hostile.

4 – A destination de son opinion publique pour affirmer la poigne et la force du gouvernement.

La Turquie estimait sans doute que son appartenance à l’Otan ainsi que l’importance des relations commerciales entre les deux pays, et notamment l’implication de la Turquie dans le South Stream gazier, réduisait significativement le risque d’une réaction majeure et significative de la Russie.

Il en fut tout autrement. La très forte réaction Russe, tant sur les volets politique, économique que militaire, traduisait un quadruple message :

1 – A destination des adversaires du gouvernement Syrien. Moscou montre sa détermination de poursuivre le combat dans les conditions qu’il a définie et sa résolution de ne pas relâcher son engagement. L’hypothèse d’un effondrement des forces syriennes très sérieuse à l’été 2015 en ressort encore nettement affaiblie.

2 – A destination de l’Otan pour mettre les occidentaux et l’organisation militaire face à un choix critique. Soit soutenir un membre peu clair dans ses relations avec l’EI, contribuant notamment à son financement dont les occidentaux ont fait une cible prioritaire. Soit ne pas intervenir et vider de facto l’article 5 (automaticité de l’engagement de tous en cas de mise en danger avéré d’un membre) de sa réalité. Cette dimension constitue pour la Russie une tendance lourde. Elle ressent un encerclement jugé très agressif de la part de l’Otan qui est désormais posté le long d’une grande partie de ses frontières

3 – A destination des alliés et partenaires de la Russie, pour montrer le sérieux de l’engagement Russe.

4 – A destination de son opinion publique pour affirmer la poigne et la force du gouvernement.

Et maintenant ?

Faire le choix de l’Antifragilité

Dans une situation aux conséquences largement sous ou mal estimées et profondément imprévisibles, les risques deviennent cumulatifs au fur et à mesure des réactions unilatérales. Nicholas Taleb a montré que dans ces conditions, il est essentiel de revenir à des stratégies ou des tactiques qui réduisent l’exposition aux risques, en adoptant une position dite Antifragile, qui permet de bénéficier au contraire des effets des situations imprévues.

Un système est dit Antifragile s’il répond aux conditions suivantes :

  • des sous-systèmes diversifiés, voire redondants, afin d’avoir au pire un sous-système qui bénéficie des événements imprévus

  • Les sous-systèmes devenus obsolètes ou engendrant une valeur négative doivent disparaître

  • la volatilité, raisonnable, apporte de l’information et donc de la valeur.

Appliqué aux stratégies d’un Etat, l’Antifragilité consiste à faire évoluer les stratégies initiales en abandonnant les positions qui génèrent des risques majeurs et en en adoptant de nouvelles, souples et réactives.

Au point de développement de la situation, quelles sont les actions que les deux Etats pourraient engager pour renforcer leur antifragilité et éviter un engrenage à l’issue incertaine et dangereuse ?

Les risques encourus

Un des risques les plus évident porte sur une escalade de réactions incontrôlables. Des affrontements ont désormais lieu à la frontière turque, entre les factions islamistes soutenues par la Turquie et les Kurdes des YPG appuyés par leurs alliés arabes et soutenus par l’aviation russe. La stratégie préférentielle russe semble être désormais de s’associer, en plus de l’Armée Syrienne, aux rebelles avec lesquels une négociation politique semble possible. Cette stratégie conduit de fait à un affaiblissement de la position turque qui est contraint soit d’abandonner une de ses principales stratégies soit de renforcer son aide aux groupes les plus contestés internationalement. Prise dans cet étau, le risque d’une escalade militaire n’est pas à écarter.

Les actions turques possibles : fragilité ou antifragilité

Pour éviter cela, une des solutions est évidemment l’évitement. Chaque Etat faisant en sorte de ne pas déclencher de nouvel incident. Le fait qu’Erdogan semble avoir suspendu pour le moment la participation de son aviation aux bombardements opérés par la coalition occidentale semble aller dans ce sens. Toutefois, cette stratégie n’a qu’un temps car elle conduirait rapidement à la seconde possibilité qui est qu’un des deux Etats perde la face, renonçant de facto, notamment sous la pression de tiers à une ou plusieurs de ses stratégies initiales.

Cette situation apparaît impossible pour la Russie de Poutine et non envisageable pour la Turquie d’Erdogan.

Cette solution n’est pas Antifragile, puisqu’elle conduit à ne pas réviser sa stratégie et à accepter la perte complète entraînée par les événements. Un tel scénario montrerait a contrario par son incapacité à s’adapter, que les positions de la Turquie étaient très précaires.

La seule solution de court et de moyen terme qui assure une position Antifragile consisterait en un ajustement des stratégies des deux acteurs qui permettrait à chacun de substituer une logique de collaboration à la logique actuelle d’affrontement. La clé du problème pourrait se trouver à deux niveaux :

1 – la nature du futur gouvernement Syrien et ses relations notamment avec Téhéran et Moscou.

2 – L’aide que pourrait apporter Ankara dans la lutte contre les islamistes du Caucase qui posent un très gros problème de sécurité intérieure à la Russie.

Toutefois un tel ajustement n’est possible sur le court terme que s’il ne vient pas en contradiction avec les tendances lourdes qui conditionnent le comportement.

Afin d’éviter que les deux pays ne commettent des actes irréparables, il apparaitrait très salutaire que les gouvernements occidentaux et notamment européens agissent de concert afin de faciliter l’émergence de cette nouvelle stratégie qui bénéficierait ainsi à tous.

En guise de conclusions : antifragilité et choix tactique

L’affaire du Soukoï 24 illustre les cas où des choix stratégiques s’opèrent non seulement dans un contexte d’incertitude et d’asymétrie d’information mais également avec une connaissance limitée de la réelle exposition au risque de l’organisation. Il est essentiel de cartographier les faiblesses de son organisation, de ses systèmes, de ses principes, et d’identifier celles qui pourraient devenir mortelles en cas d’événements particuliers et imprévus.

Il est également essentiel de comprendre également quelles sont les tendances lourdes, si elles existent, qui conditionnent les choix ou les actions de chacun.

Sources :

  • Nicholas Taleb : Le Cygne Noir : la puissance de l’imprévisible, Les belles lettres

  • Nicholas Talevb : Antifragile, les bienfaits du désordre, Les belles lettres

  • http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/11/27/ce-que-l-on-sait-de-l-avion-russe-abattu-par-la-turquie_4818566_3218.html

  • http://www.chroniquesdugrandjeu.com

  • http://fr.sputniknews.com/international/20151127/1019853107/erdogan-agression-russie.html#ixzz3sgmTqs00

  • http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/06/23/la-syrie-abat-un-avion-de-combat-turc-en-mediterranee_1723531_3218.html

  • http://www.causeur.fr/turquie-russie-turkmenes-syrie-35539.html

  • http://jrbelliard.blog.tdg.ch/

  • http://www.ouest-france.fr/monde/syrie/syrie-la-troisieme-guerre-des-russes-contre-les-tchetchenes-3743384

  • http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/05/29/un-journal-turc-publie-les-images-d-armes-livrees-par-la-turquie-aux-djihadistes-en-syrie_4643354_3218.html

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